L'Histoire sans Titre : la suite.
Plongés
dans cette atmosphère de romantisme insouciant, ils ne purent
se résigner à mettre un terme à cette journée
qui semblait les avoir transportés dans un autre monde, un
monde rien qu'à eux, fait de douceur et de tendresse, un monde
aussi fragile qu'une bulle de savon. C'est ainsi que de fil en
aiguille, ils passèrent la nuit ensemble. Ivres d'un amour
passionnel qui naissait entre eux, ils se laissaient fondre dans la
chaleur intime du bonheur partagé, leurs corps entremêlés,
leurs âmes se confondaient l'une dans l'autre, ne formant plus
qu'un seul et même tout. Rien n'importait plus que cette nuit
magique où tout n'était qu'étincelles, chaleur,
bonheur et vie, plus rien ne pouvait s'immiscer entre eux, le monde
avait disparu, le temps avait perdu son emprise. Demain n'existerait
pas. Demain n'existait plus. Et hier ne signifiait plus rien, il
s'effaçait par manque de sens. La réalité
elle-même n'était plus qu'une vague théorie, une
idée floue, un mot sans contenance ni raison.
Elle
s'agrippait fortement à lui, ses ongles s'enfonçant
dans sa chaire, tandis qu'il la serrait dans ses bras, caressait
passionnément sa peau douce et lisse. Ils ne pensaient plus à
rien et se sentaient bien, merveilleusement bien. La nuit leur
appartenait, ils en étaient les maîtres.
C'est au réveil que la réalité assommante revint à l'attaque, en tambourinant le jour avec son éternel discours rationnel et désespérant. Ils se dirent bonjour le sourire aux lèvres, mais ce sourire déjà commençait à faner. Il ne leur restait que peu d'heures à passer ensemble et ils le savaient; elle allait repartir pour New York guère après midi. Elle ne lui avait pas dit, mais quelque part, inconsciemment peut-être – ou une intuition? -- il s'en doutais. Il espérait pourtant qu'elle resterait encore un jour ou deux, comme lui. Mais à quoi bon? Lui aussi devrait retourner aux pays une fois la conférence achevée. Ils prirent leur petit-déjeuner «à la française» au lit, puis se préparèrent pour la journée; papiers, mallette, ticket et billet, valise et passeport. Alors qu'elle faisait ses bagages, elle lui donna l'heur de son départ pour New-York, il acquiesça et elle ne fut qu'à moitié surprise de sa réaction, comme si elle savait qu'il savait. Il l'accompagna une dernière fois jusqu'à l'aéroport Charles de Gaulle. Là-bas, ils ne se dirent pas au revoir, il ne lui souhaita pas non plus bon voyage. Il ne le pouvait pas. Alors, il resta silencieux. Tout comme elle. Ils se regardèrent, puis elle alla faire vérifier ses bagages et se dirigea vers le quai d'embarquement qui correspondait à son vole. Sans dire un mot, sans même ouvrir la bouche, elle partit, et il quitta l'aéroport pour retourner à son hôtel et préparer la conférence qui aurait lieu le lendemain.
Il
se sentait vide. La conférence se fit sans lui, il était
présent pourtant, mais le cœur n'y était pas, la tête
non plus. Elle avait pris son vole la veille, mais c'était
comme si elle avait emporté les couleurs du monde avec elle;
tout était si gris à présent. Elle était
apparue, entrée dans sa vie comme un courant d'air envahit une
pièce, et repartie aussitôt en emportant avec elle tout
l'attrait du monde. Rien n'allait plus, il n'avait envie de rien, il
se sentait abandonné par le goût de la vie, par la vie
elle-même...
Il
rentra en Écosse, allait pour reprendre le court de sa vie, se
leurrait avec l'idée que tout pourrait rentrer dans l'ordre,
qu'il pourrait vivre avec son souvenir enfoui au fond d'un tiroir. Il
lui fallait l'oublier pourtant!
Elle
était maintenant rentrée chez elle, à New York.
En marchant dans les rues, dans ces rues qu'elle connaissait pourtant
par cœur, elle avait l'impression d'avoir atterri sur une planète
inconnue, tout se bousculait autour d'elle. Comme si le monde
tournait plus vite qu'elle, trop vite pour elle. Le monde avait
changé, ou bien était-ce sa façon de le regarder
qui était différente? Quelle importance? Le résultat
demeurait le même. L'air avait perdu son parfum, le ciel et le
soleil avaient perdu leur éclat, le blanc des nuages n'était
plus aussi pure, le bruit de la ville s'était assourdi, les
voix des passants aussi. Était-ce vraiment le New York dans
lequel elle vivait?
Ces
questions stupides arrêtèrent de filer au travers de sa
tête quand l'évidence s'imposa comme la mer apparaît
inévitablement un jour à force d'avancer vers elle. Il
était devenu évident aux yeux de Jude que le centre de
son monde s'était déplacé, fixé dans le
regard d'un homme rencontré tout-à-fait par hasard. Sur
un banc face à la mer, Jude s'assit pour essayer de faire le
point. Elle venait de se séparer de celui qui était
devenu en l'espace d'une journée le centre de son monde, de
son univers, la source de son envie de vivre, de son espoir et de sa
volonté. Comment allait-elle surmonter cette perte?
. . .
(Suite et fin bientôt...)